En 1982, ma carrière a pris un nouveau tournant lorsque j’ai accepté de mettre sur pied l’Institut canadien de recherches avancées (ICRA), un « institut sans murs » qui réunissait d’éminents chercheurs du Canada et du monde entier pour travailler au sein d’équipes interdisciplinaires ayant pour but d’explorer d’importants défis scientifiques et sociaux. À l’ICRA, j’ai commencé à m’attarder sur les relations entre le début du développement humain et la santé, l’apprentissage et le comportement futurs des populations. J’ai eu le privilège de travailler avec certains des plus grands esprits, et il ne fait aucun doute qu’ils ont influencé mon travail.Sarah Blaffer Hrdy, professeure émérite d’anthropologie de l’Université de Californie- Davis, fait partie des dernières personnes qui m’ont influencé. Ses études en sciences humaines rallient l’économie, l’histoire, les enquêtes sur la culture et la langue, et l’évolution humaine. C’est une perspective qui nous en dit beaucoup sur la dynamique qui existe entre les gens et les lieux qui forment l’expérience humaine.Hrdy trouve la clé de notre évolution durant la remarquable période qu’est la petite enfance chez les humains. Si les jeunes devaient survivre dans un monde où la nourriture se faisait rare, ce ne sont pas seulement leurs mères, mais aussi leurs grands-mères, frères et soeurs, tantes et amis qui devraient en prendre soin. De cette forme complexe de soins et d’éducation aux enfants a émergé cette capacité humaine de s’engager et de comprendre l’autre.
Mothers and Others13 avance de manière convaincante que depuis le pléistocène, il faut un village pour élever un enfant. Ce livre explique aussi comment ce phénomène constitue la première étape que nos ancêtres ont franchie pour devenir des êtres humains modernes émotionnellement. Ces premiers groupes de chasseurs-cueilleurs étaient, de manière générale, une initiative de développement de la petite enfance et de parentage dominée par les femmes de la société. Au fur et à mesure que s’accroissait la population, ces petits arrangements sociaux ont changé : les espèces humaines ont évolué vers différentes formes d’organisations sociales alors que se développaient des sociétés plus complexes.
Avec l’introduction de l’agriculture il y a 10 000 ans, la propriété des terres est devenue très précieuse pour les sociétés axées sur la production de nourriture, ce qui a favorisé le développement des municipalités et des villes. Les enfants constituaient une partie très importante de la main-d’oeuvre nécessaire pour produire la nourriture. Pendant cette période, les sociétés ont développé de nouveaux outils, de nouveaux langages et des stratégies de communication embryonnaires.
Une plus grande production de nourriture a engendré de plus grandes collectivités gérées par une élite de riches individus, de prêtres et de gouverneurs. Ces sociétés pyramidales prenaient souvent tellement d’ampleur que leurs structures socioéconomiques et leur approvisionnement alimentaire ne leur suffisaient plus. La création d’empires pour acquérir de la nourriture et des biens était compensée par le coût lié au maintien d’armées permanentes pour assujettir les peuples conquis. Les Sumériens, les Grecs et les Romains, ainsi que les civilisations de l’Amérique latine, sont tous devenus la proie de cette contradiction, tout comme les empires coloniaux européens un millénaire plus tard. Le même paradoxe embourbe les États impérialistes en conflit de nos jours.
Le développement humain a connu une avancée qualitative il y a 700 ans. L’invention de la presse à imprimer a rendu possible la communication des idées entre un grand nombre de personnes. Les livres ont généré un besoin d’éducation et une expansion de la littératie. Dans les pays occidentaux, la révolution industrielle a permis, au fil du temps, des améliorations dans les transports, les systèmes énergétiques, l’eau potable, le logement et les environnements sociaux dans lesquels les gens vivaient.
Dans les années 1970, Thomas McKeown, médecin et historien démographique, a fait valoir que la croissance de la population du monde industrialisé, de la fin des années 1700 à aujourd’hui, n’était pas le résultat des avancées dans les domaines de la médecine ou de la santé publique pour augmenter la survie, mais plutôt une résultante de l’amélioration des niveaux de vie en général, notamment la diète, engendrée par de meilleures conditions économiques.14 Son travail refait surface aujourd’hui en raison de l’importance de la question sur laquelle il repose : la santé publique est-elle mieux servie par des interventions ciblées ou par des efforts généralisés visant à redistribuer les ressources sociales, politiques et économiques qui déterminent la santé des populations?
Robert Fogel, de l’Université de Chicago et prix Nobel en économie, a tenté de mieux faire comprendre aux économistes en quoi la relation qui existe entre les nouvelles connaissances, les technologies et la prospérité économique affecte les populations. Dans son message présidentiel de 1999 adressé à l’American Economic Association, il a déclaré : « Je commence par l’attention inadéquate portée au rythme accéléré des changements technologiques, aux implications de ces changements accélérés sur la restructuration de l’économie et à son effet transformateur sur les humains. »
Dans son livre The Fourth Great Awakening and the Future of Egalitarianism (2002), Fogel décrit les changements survenus de 1730 à aujourd’hui en relation avec les caractéristiques socioéconomiques de la société.15 Il décrit quatre périodes qu’il appelle « éveils » selon une perspective américaine. Le premier éveil, de 1730 à 1800, a été le théâtre d’attaques soutenues à l’endroit de la moralité et de la corruption britannique, et du déclin de la puissance de la religion. Ces concepts ont alimenté la révolution américaine, avec une forte croyance en l’égalité des chances qui acceptait le principe de l’inégalité du revenu comme étant naturelle.
Le deuxième éveil, qui a eu lieu de 1800 à 1900, a connu une croissance économique considérable grâce aux combustibles fossiles utilisés comme source d’énergie, aux nouvelles technologies, à la hausse des industries manufacturières et à l’expansion de l’urbanisation. Bien que cette révolution ait généré des inégalités dans la répartition des richesses, une ferme croyance en l’égalité des chances persistait.Le troisième éveil, de 1900 à 1960, a été grandement influencé par l’électricité et les voitures, qui ont changé la nature du travail et stimulé l’urbanisation. L’inégalité du revenu était toujours acceptée, mais l’écart de plus en plus grand entre les riches et les pauvres a engendré des idéologies anticapitalistes, des tensions sociales et la naissance du concept de l’aide sociale.
Le quatrième éveil, de 1960 à aujourd’hui, a généré une croissance exponentielle des nouvelles technologies et des connaissances, une augmentation de l’urbanisation et un accroissement de la population. Cette quatrième période est également liée à deux tendances contradictoires en apparence : une forte poussée du fondamentalisme religieux et d’importants changements apportés au rôle et aux droits des femmes. Les changements de rôle et des droits des femmes sont le résultat de l’évolution du quatrième éveil, alors que le fondamentalisme constitue plutôt une réaction à celui-ci.
Le nombre de femmes travaillant au sein de l’économie de marché a grandement augmenté. Toutefois, les changements sociaux se sont laissé distancer par les réalités économiques. L’Université de Cambridge, en Angleterre, et l’Université Harvard, aux États-Unis, ont permis aux femmes de s’inscrire, mais ne leur ont pas accordé de diplôme avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les rapports de l’Université de Cambridge pour 1948 et 1949 ont révélé que le Sénat, à majorité masculine, se demandait si les femmes méritaient vraiment un diplôme! De nos jours, les femmes poursuivent des carrières dans des domaines autrefois composés majoritairement d’hommes et elles surpassent ceux-ci en nombre dans la plupart des disciplines postsecondaires, incluant la médecine, le droit et parfois l’ingénierie. L’éducation des femmes est étroitement liée aux taux inférieurs de fertilité et à la survie, la santé et le niveau d’instruction de leurs enfants.
Pour les sociétés, le nouveau rôle des femmes a grandement influé sur les structures sociales, la dynamique des familles et l’éducation des enfants. Il met en doute nos concepts d’une division selon le sexe du travail domestique et de la productivité et les rôles appropriés de l’État en matière de soutien aux familles ayant de jeunes enfants.
En revoyant les changements apportés aux sociétés occidentales et leurs effets sur les mères et les enfants, Hrdy a été troublée par le pourcentage d’enfants qui présentaient un développement faible et faisaient preuve d’un attachement désorganisé. Jusqu’à tout récemment, historiquement, les enfants ne recevant pas de soins assidus mouraient souvent avant d’atteindre l’âge adulte. De nos jours, dix millions d’enfants meurent encore chaque année avant l’âge de cinq ans, la majorité des décès survenant dans des pays à faible revenu. Dans les pays riches, les enfants peuvent survivre à une mauvaise nutrition, à la négligence et même à la violence, entraînant la présence, dans ces pays, d’une proportionb de la population adulte aux prises avec des problèmes d’apprentissage, de comportement et de santé.
L’espèce humaine est très récente dans l’histoire de la planète. À la suite de la dernière période glaciaire, la population était probablement inférieure à 50 000. La révolution agricole a entraîné un accroissement de la population qui a atteint 750 millions d’habitants il y a 250 ans. Au cours du 20e siècle, la densité humaine est passée de deux à six milliards. Pendant notre siècle, la planète comptera neuf milliards de personnes. Ces chiffres influenceront notre façon de vivre et de nous organiser, de même que les initiatives et les infrastructures socioéconomiques, et testeront les limites de l’environnement et de l’approvisionnement en ressources. Les pays occidentaux ne seront pas immunisés contre les conflits concernant l’accès à l’eau fraîche et à l’approvisionnement alimentaire.
b De 25 % à 30 % de la population adulte des pays anglo-américains.
Prochain: 2. Combler le fossé entre riches et pauvres
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